Deux ans de violences et la loi ne peut rien pour elle

Média 24 Heures
Date 23.06.2022

Saskia* a été longtemps victime du père de son enfant avant de porter plainte. La justice la laisse dans l’impasse car ils ne vivaient pas ensemble. Un cas loin d’être rare, comme le confirme Christophe Dubrit, responsable du Centre LAVI (prestation de la Fondation PROFA), au 24 Heures

«Pour la justice, ce que j’ai vécu est un non-événement, alors que j’ai été battue jusqu’au sang.» Quand Saskia* parle de son histoire, c’est avec une détermination qui ne l’empêche pas de flancher. Surtout quand elle évoque l’impasse dans laquelle elle se trouve désormais. Sa voix se brise et les larmes montent.

Devant elle sur la table, un dossier qu’elle a constitué met à nu deux ans de relation marqués par la violence. Il y a ses mots, mais aussi les photos montrant les bleus et les messages d’insultes reproduits en capture d’écran. Il y a même, dans un e-mail, les aveux de son ex-conjoint, le père de son enfant. C’est ce qu’elle a présenté à la justice pour soutenir sa plainte, déposée en fin d’année dernière.
Angle mort légal

Quelque temps plus tard, une lettre du Ministère public lui a pourtant rappelé le droit, qui noie ses espoirs d’être entendue: «Au vu du fait que vous n’avez pas fait ménage commun avec [XXX] qui était votre compagnon, les infractions en question ne se poursuivent que sur plainte. Or le délai légal pour déposer une plainte est de trois mois.» Concrètement, malgré des violences s’étalant sur deux ans, la justice ne peut prendre en compte que les faits les plus récents, sur trois mois.

En cas de violences, le droit pénal protège en effet spécialement les victimes, pour autant qu’elles soient mariées, en partenariat enregistré ou qu’elles vivent avec leur agresseur. Des poursuites sont engagées d’office et avec une prescription de 10 ans notamment en cas de lésions corporelles simples, en bref, pour les violences dont le résultat n’est pas une mutilation ou un risque pour la vie. C’est ce que Saskia dit avoir subi, quand bien même le couple partageait sa vie entre deux logements distincts.

Son récit ressemble à bien d’autres, et commence bien. Il y a la rencontre, l’histoire d’amour, puis très vite, le ciel qui s’assombrit. «Il y a d’abord eu des insultes et le dénigrement, puis il y a eu les coups. C’était dès avant que je tombe enceinte, mais ma grossesse a été un catalyseur. ça a commencé par des petits objets, des linges de cuisine, la télécommande… Puis ça a été me coincer dans un coin, me serrer les épaules ou les poignets. Enfin il n’y a plus eu de limites, j’étais devenue son défouloir, jusqu’à me donner des coups de poing au visage.»

Emménager avec cet homme, elle s’y refusait, malgré ses demandes. «Tant qu’il y avait de la violence, c’était trop risqué. Aujourd’hui, je me dis que j’aurais été entendue. Mais… et si j’étais morte?» La relation a pourtant continué, de même que les coups, chez lui, chez elle, même dans la rue. «Nous avons un enfant ensemble. Je suis obligée d’être en contact, explique-t-elle. Et après les maux, il y avait les mots. Il me rattrapait et faisait renaître l’espoir.»

Pour Saskia, le problème ne se situait pas dans le lieu de vie: «Les femmes qui vivent avec leur agresseur ont des possibilités de partir, même avec leurs enfants sous les bras. Malgré cela, elles ne le font pas.» Son compagnon a accepté de recevoir un soutien pour les hommes auteurs de violence et les coups ont fini par cesser, mais les violences psychologiques, humiliations et menaces ont continué, encore aujourd’hui.

«Ce n’est que petit à petit que le chemin se fait de se détacher et de dire non. C’est quand j’ai poussé la porte de l’Hôtel de police que notre relation s’est terminée. J’ai porté plainte parce que j’ai été blessée physiquement, moralement et psychologiquement.»
L’avocat de la jeune femme, Me Pierre Ventura, souligne qu’il est rare qu’un dossier de violences domestiques soit aussi bien étayé. «Les lésions corporelles sont évidentes dans le cas de ma cliente.» Il y a toutefois peu de chances pour que la justice l’examine et fasse la lumière sur tout ce qui s’est passé.

«C’est une lacune en ce sens que le législateur traduit dans la loi la relation de dépendance par le ménage commun ou le mariage, mais c’est l’application de la loi. Nous nous retrouvons donc démunis et avec l’obligation d’être créatifs afin d’obtenir une forme de reconnaissance des violences subies, dont la plupart sont évacuées et niées.»

Des cas «fréquents»

Pour les acteurs qui sont au contact des victimes de violences domestiques, la situation de Saskia ne serait pas rare. «Ce cas de figure se présente régulièrement dans nos bureaux», affirme en effet Christophe Dubrit, responsable du Centre LAVI (loi sur l’aide aux victimes) du canton de Vaud. «Il peut s’agir aussi bien de jeunes qui vivent encore chacun chez leurs parents que, par exemple, de couples qui ne vivent plus ensemble depuis longtemps.»

Me Charlotte Iselin, coprésidente des avocats ressources en matière de violence domestiques, fait la même observation. Récemment, elle a d’ailleurs défendu une jeune femme dont la relation adolescente a été marquée par les violences. Et pourtant, les deux jeunes habitant chacun chez leurs parents, la justice a abandonné une grande partie des charges, hormis le viol, pour lequel le compagnon a été condamné.

«Beaucoup de violences se produisent sans qu’il y ait de vie commune, mais avec un mécanisme d’emprise qui est tout aussi fort. Ces situations ne sont pas anecdotiques et elles vont être de plus en plus fréquentes. Le Code pénal ne correspond plus aux modes de vie actuels et il faudrait que le législateur s’empare de ce sujet.»

La position de Christophe Dubrit n’est pas très éloignée. «Le législateur considère que s’il n’y a pas de ménage commun, chacun peut rester de son côté. C’est un choix plutôt qu’un angle mort du droit, mais il est dommageable pour les victimes. Les Centres LAVI prendraient sans doute une position favorable à l’évolution du cadre légal.»

En attendant, Saskia a décidé de maintenir sa plainte, sans se faire d’illusions, d’autant que l’assistance judiciaire vient de lui être refusée pour poursuivre sa lutte. «Je ne suis pas reconnue comme les autres victimes de violences domestiques. D’une certaine manière, on ne vaut rien et en attendant, le message qui est donné aux agresseurs est de cogner plus fort.»

* Prénom d’emprunt

Les différentes formes de violences physiques, sexuelles ou psychiques font partie du champ d’activité du centre de consultation LAVI (Loi fédérale sur l’aide aux victimes d’infractions). Dans le Canton de Vaud, cette prestation est assurée par la Fondation PROFA.